« La grande aventure de l’esprit au XXème siècle, c’est la science. Ce n’est pas la poésie, ce n’est pas le surréalisme, ce n’est pas la littérature, ce n’est même pas le cinéma. [...] Je me rends compte qu’il y a là un immense territoire sans fin, sans limites. » Ainsi s’exprimait sans détours Jean-Claude Carrière [1].
La révélation pour la physique, Jean-Claude Carrière l’avait eue un samedi, en 1985, alors qu’il participait à une émission de télévision mettant en présence philosophes et scientifiques : Bizarrement, je me suis senti, ce soir-là, en accord avec les scientifiques plutôt qu’avec les philosophes. Les premiers m’intéressaient plus que les seconds. Je me suis dit, en les écoutant, que j’étais en train de mourir idiot. Je n’ai aucune formation scientifique. A plus de cinquante ans, toujours intéressé par la vie de l’esprit, j’étais en train de passer à côté de la plus grande aventure de l’esprit au XXème siècle, l’aventure de la physique et du réel. [2]
Après l’astrophysique, Jean-Claude Carrière s’intéressera aux sciences de la matière. Voici un aperçu de la vision qu’il en eut à travers la préface qu’il écrivit, en 2010, pour le livre de Michel Mitov, un physicien du CEMES sur la matière sensible dite matière molle :
« La matière a perdu sa matérialité. Nous le savions depuis longtemps, mais sans nous en rendre compte. Nous le savions et nous le mettions en pratique dans nos gestes de tous les jours. […]
Quand nous montons une mayonnaise nous pénétrons au plus profond des secrets du monde. J’ai même cru comprendre que le mystère de la mayonnaise est au moins aussi complexe que la liquéfaction « miraculeuse » du sang de San Gennaro, phénomène qui se produit dans une église de Naples, en certaines occasions et aux prix d’un rituel précis. En parvenant à mélanger de l’huile et de l’eau (contenue dans l’œuf), deux matières résolument irréconciliables, nous procédons dans notre cuisine au miracle de la mayonnaise, et cependant nous ne lui offrons aucune procession, aucune prière. […]
Et si certaines de nos idées étaient liquides, d’autres solubles ou mousseuses ? Si nos convictions les plus enracinées n’étaient en réalité que des états mésomorphes, c’est-à-dire passagers, intermédiaires ? Si nos décisions que nous estimons les plus raisonnables, les plus élaborées, les plus logiques, n’étaient en fait qu’émulsions provisoires, brouillards vite dissous ? S’il existait une obésité des traditions, une fluidité complexe de la pensée philosophique ? Si notre foi, parfois, fondait ? Si l’avenir de la connaissance appartenait déjà aux nanosciences de l’esprit ? […]
Peut-être, en ce qui concerne ce de quoi nous sommes le plus fiers — la suprématie de notre esprit sur le reste de la création —, serons-nous bientôt forcés d’accepter que nous fonctionnons sans le savoir comme un oxymore, comme un « cristal liquide », par exemple ? Que notre vie n’est indéfinissable que parce qu’elle est une effervescence complexe, un état fugitif, une instabilité, une solution des contraires ? […] Voici que la matière, après des millénaires d’humiliation, donne maintenant des leçons à l’esprit. »
[1]
[2] L’esprit libre, Jean-Claude Carrière, entretiens avec Bernard Cohn, Ecriture (2011).
Crédit photo : Éric Garault–Pascoandco
Contact : Guy Molénat, guy.molenat [chez] cemes.fr