
Vision, lumière et naissance de l’optique géométrique moderne : contribution de la civilisation islamique médiévale
Jeudi 13 février 2025, 11h00, CEMES (café et viennoiseries offerts à 10h30)
salle de conférence + Zoom
par Florent Houdellier, CEMES-CNRS,INSA Toulouse
Il y a un millénaire, le monde a été témoin d’une révolution majeure dans le domaine de l’optique. L’étude de la lumière par le savant arabe Ibn al Haytham a marqué la naissance de d’une approche expérimentale révolutionnaire avec des protocoles d’observation et d’analyse, et l’utilisation des mathématiques pour les formaliser. Cette révolution a conduit à l’éveil des sciences en Europe tout au long du Moyen-Âge pendant la période scolastique jusqu’à la renaissance [1].
La pensée hellénistique dans l’antiquité s’intéressait davantage au phénomène de la vision qu’à la nature de la lumière. Leurs théories pourraient être classées grossièrement en trois catégories. Les théories de l’extramission attribuées à Euclide et à l’école mathématique d’Alexandrie, en particulier à Ptolémée, exigeaient que des rayons visuels soient émis par l’oeil. Euclide établit les lois de la réflexion et son livre « Optique et la catoptrique » est centré sur ce concept de rayons visuels [2]. Les théories de l’intromission, dont l’avocat le plus éminent fut Aristote, défendent la présence d’un milieu transparent en puissance, appelé le diaphane, devenant en acte par l’action de la lumière [3]. Enfin, des approches mixtes ont également été défendues par Platon et Galien, et dans une certaine mesure par Aristote également [4]. Toutes ces théories, qui ont prévalu jusqu’à la fin du premier millénaire après J.-C., partageaient le principe fondamental selon lequel le contact physique entre l’oeil et l’objet est nécessaire à la vision.
La chute de Rome en 476 et l’avènement de l’islam constituent des événements sociaux et politiques majeurs qui vont profondément transformer le savoir et la pensée [5]. L’expansion rapide de l’islam, d’abord sous la dynastie Umayyade, puis sous la dynastie Abbasside (750- 1258), va entraîner de profonds changements dans l’évolution des idées. Le calife Al-Ma’mūn (813-833) crée à Bagdad l’un des premiers centres de recherche scientifique de l’histoire, la célèbre Bayt al-Hikma (maison de la sagesse) [6]. Une activité intellectuelle intense prévaut avec la traduction, l’étude et le commentaire des textes grecs, perses, indiens, etc. Hunayn Ibn Ishaq (808-873), chrétien nestorien, trilingue (arabe, syriaque et grec), autorité en matière de traduction d’ouvrages grecs est un des symboles de cette période de traduction. Il a par ailleurs écrit le livre « Dix traités sur l’oeil » dans la suite de Galien [7]. À cette époque, des savants majeurs ont contribué au développement de l’optique en tant que science : Al Kindi (801-873), Ibn Sīnā (980-1037), Ibn Sahl (940-1000) et surtout Abu Ali al-Hassan ibn al-Hassan Ibn al Haytham (965-1040) grâce à son livre majeur « Kitāb fī al-manāẓir » (Livre sur l’optique) [8]. Ibn Sahl dans son livre « Kitāb al-ḥarrāqāt » (Livre sur les instruments ardents) publié en 984, a par exemple contribué à la première description mathématique des propriétés anaclastiques des lentilles plano-convexes et biconvexes (voir figure 1). Cela l’a amené à traiter la réfraction de la lumière par une surface plane séparant deux milieux (voir figure 2). Il a ainsi formulé la loi des sinus cinq siècles avant Willebord Snell et René Descartes [9].
Il y a quelques années, j’ai pris connaissance par hasard du travail de Dr. Roshdi Rashed chercheur au laboratoire SPHERE du CNRS qui le premier a pu étudier le manuscrit d’Ibn Sahl, mais également d’autres études révolutionnaires d’optique géométrique d‘Ibn al Haytham [10].
J’ai tout simplement été époustouflé par ce que j’ai pu y découvrir, aussi bien en ce qui concerne la profondeur des conceptions physiques en optique dans le monde islamique de l’époque, que par les méthodes modernes employées pour les étudier. Cela a été d’autant plus bouleversant que le message allait à l’encontre d’un discours que j’ai toujours plus ou moins entendu dans ma carrière scientifique, faisant de Descartes et des lumières la propédeutique de la méthode scientifique moderne.
Depuis, en amateur, je continue mes investigations sur ces questions qui me passionnent. Elles me nourrissent également dans mon approche de l’optique lorsque par exemple je présente son histoire en divers occasions. J’ai ainsi inclus une introduction sur l’évolution des idées autour de la vision, la lumière, et l’optique plus généralement, dans mes cours à l’INSA.
Je vous propose de partager avec vous ces étonnements lors d’une présentation du jeudi, et peut être que cela vous émouvra autant que moi !
Figure 1 (gauche) : La lentille bi-convexe
Figure 2 (droite) : et la lentille plano-convexe : extraits du traité d’Ibn Sahl sur les instruments ardents (Milli Library, Teheran) [9].
[1] M. Imbert La fin du regard éclairant. 2020. Vrin Mathesis.
[2] A. Lejeune. Euclide et Plolémée. Deux stades de l’optique géométrique grecque.1948. Bibliothèque de l’Université de Louvain,
[3] A. Vasiliu. Du diaphane : image, milieu, lumière dans la pensée antique et médiévale. 1997. Vrin – Études de philosophie médiévale
[4] A. Merker. La vision chez Platon et Aristote. 2003. Academia Verlag – International Plato Studies
[5] A. Djebbar. Une histoire de la science arabe. 2001. Points
[6] H. Touati, Bayt al-hikma : la Maison de la sagesse des Abbassides, in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, 2014 (http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Bayt-al-hikma)
[7] Gül A.Russell, Histoire des sciences arabes, tome 2: Mathématiques et Physique. 1997. dirigé par R. Rashed. Éditions du Seuil.
[8] R. Rashed. Ibn al-Haytham L’émergence de la modernité classique. 2021. Hermann Philosophie, Politique et Économie – Sciences et Technique
[9] R. Rashed. Géométrie et dioptrique au xe siècle: Ibn Sahl, al-Qūhī, et Ibn al-Haytham. 1993. Collection Sciences et Philosophie Arabes, Textes et Études. Les Belles Lettres
[10] D. Gazagnadou. Entretien avec Roshdi Rashed. 2023. Edition Kimé
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